Hommage au Professeur Mohammed Hamidullah : Un Savant Universel au Service du Savoir et de la Communauté
Le Frère Thomas, dans l’une de ses vidéos, nous invite à découvrir la figure immense du Professeur Mohammed Hamidullah qu’Allah Lui Fasse Miséricorde, dont l’influence a été considérable, notamment pour les musulmans de France.
Un parcours d’exception
Né en 1908 à Hyderabad, alors un émirat indépendant en Inde, il est issu d’une famille de savants et a reçu une éducation complète, à la fois religieuse et profane, à l’école Osmania, l’une des meilleures de la région. Cette formation lui a conféré une vision globale du savoir.
Très jeune, à 21 ans, Mohammed Hamidullah entreprend un parcours académique international fulgurant. En un temps record de neuf mois, il obtient un doctorat à l’Université de Bonn en Allemagne, portant sur les règles internationales et l’Islam. L’année suivante, en France, il soutient une thèse de doctorat en un an à la Sorbonne, sur les documents diplomatiques de l’époque du Prophète (paix sur lui) et des Califes bien guidés. Il se rend ensuite en Angleterre avec l’intention de passer un troisième doctorat, mais le délai de trois ans nécessaire l’en dissuade. Il met alors ce temps à profit pour se diriger vers le British Museum, où il recopie à la main de nombreux manuscrits islamiques conservés sur place, avec l’idée de les rééditer à son retour à Hyderabad pour les rendre accessibles aux musulmans.
Son périple le mène ailleurs
Son périple le mène également en Arabie Saoudite, à Médine, où il valide son Ijaza, un diplôme attestant de sa mémorisation parfaite du Coran. Il déclarera d’ailleurs que c’est le diplôme dont il était le plus fier de sa vie. À Médine et dans ses environs, il revisite les lieux des batailles et des événements majeurs de la vie du Prophète (paix sur lui), les prend en photo, les commente et va même jusqu’à utiliser des animaux (chameau, âne, cheval) pour revivre ces moments, afin d’aider ceux qui liraient des Hadiths ou des livres sur la vie du Prophète à mieux comprendre le contexte.
Sa quête de savoir le conduit également au Yémen, dans une région montagneuse inaccessible en voiture, pour retrouver un manuscrit. Cette recherche de manuscrits rares témoigne de son dévouement total au savoir et de son intelligence remarquable qui lui permettait d’accomplir en peu de temps ce qui prenait des années à d’autres.
De retour mais…
De retour à Hyderabad, il se consacre à l’enseignement, formant de nouvelles générations d’étudiants. Cependant, en 1948, l’Inde annexe son pays. Choisi par son peuple pour défendre leur cause à l’ONU, il ne réussit pas à obtenir gain de cause. Refusant de reconnaître la domination indienne sur Hyderabad, il prend alors la décision de quitter son pays et de devenir apatride, préférant vivre loin de chez lui plutôt que sous domination étrangère.
La France
C’est ainsi qu’il s’installe en France. Grâce à son immense niveau de connaissance, sa maîtrise de plus de dix langues, ses multiples doctorats et sa connaissance profonde de l’islam, il devient un interlocuteur essentiel pour les orientalistes de l’époque. Il fréquente des figures comme Louis Massignon et Henry Laoust, devient directeur de recherche au CNRS, et collabore avec le Collège de France et la Sorbonne. Parlant d’égal à égal avec les orientalistes, il leur fait découvrir des aspects méconnus de la civilisation et de l’histoire islamiques. Il n’hésite pas à les corriger sur leurs idées préconçues, expliquant par exemple que les historiens musulmans comme Tabari étaient bien plus indépendants que les chercheurs occidentaux financés par l’État.
Il abordait aussi des sujets polémiques, rappelant par exemple que les Algériens auraient préféré la Jizya au code de l’indigénat.
Une Dawah
Mohammed Hamidullah s’adressait également aux musulmans, reconnaissant l’effort des orientalistes pour préserver une partie du patrimoine, mais soulignant que leur manque de Foi pouvait les conduire à l’erreur. Il encourageait donc les musulmans à s’investir eux aussi dans la production de savoir. Il est d’ailleurs le premier musulman à être édité dans des revues universitaires d’orientalisme comme Arabica.
Parallèlement à ses activités en France, il enseignait six mois par an à l’Université d’Istanbul en Turquie, faisant rayonner l’islam dans un contexte de laïcité agressive.
Le Frère Thomas souligne qu’il était présent sur tous les fronts, aussi bien universitaire que communautaire. Il enseignait à tous les musulmans, se rendant aussi bien à la Mosquée de Paris que dans les foyers ou les petits lieux de prière. Il vivait modestement dans une petite chambre avec juste un lit et quelques livres, mais sa porte était ouverte 24h/24 pour accueillir ceux qui venaient le questionner.
Proche de sa communauté
On raconte qu’il prenait le temps d’enseigner l’alphabet à des personnes âgées algériennes illettrées pour les aider dans leurs démarches administratives.
Le Dr Talib Ibrahimi témoigne que chaque dimanche, le Professeur Hamidullah visitait les chambres universitaires pour donner un enseignement aux étudiants.
Il ne se limitait pas à l’enseignement, mais participait aussi à des activités sociales comme des maraudes et l’ouverture de centres culturels, montrant ainsi que le musulman est à la fois un intellectuel, un enseignant au service de sa communauté et un homme d’action. Son engagement allait également à la rencontre de l’autre. Il était souvent invité à donner des conférences dans des couvents et des monastères chrétiens.
Une anecdote racontée par frère Thomas illustre cela : ayant rencontré une nonne seule lors d’une visite à la Mosquée de Paris, il lui propose de lui faire visiter les lieux. Touchée, la nonne organise une conférence au couvent, très appréciée. Avant de partir, le Professeur demande s’il peut prier ; la nonne se joint à lui, reproduisant ses gestes. La fois suivante, elle lui demande de lui apprendre cette prière, particulièrement touchée par le moment de prosternation en contact direct avec Dieu. Cet épisode montre que Mohammed Hamidullah était un témoignage de foi vivant.
Les questions politiques
Au-delà de sa dimension spirituelle et intellectuelle, il était investi dans les questions politiques. En 1981, lors des élections présidentielles, il écrivit à tous les candidats (Chirac, Mitterrand, Giscard d’Estaing) pour demander le respect des droits des musulmans et certaines de leurs demandes, et la plupart répondirent favorablement.
Il interpellait également les présidents de chaînes de télévision ou de radio lorsqu’un débat critiquait le voile, demandant le retrait de l’émission pour éviter de heurter les musulmans. Il prouvait ainsi qu’un intellectuel peut et doit participer à la vie de la société et aller à la rencontre des autres, qu’ils soient musulmans ou non.
Une production intellectuelle digne de ce nom
Cependant, c’est par sa production intellectuelle qu’il a marqué durablement. À son arrivée en France, peu de ressources sur l’islam existaient en français, à part les travaux des orientalistes. Il fut le premier musulman à traduire le Coran en français. Initialement réticent car le français n’était pas sa langue maternelle, il accepta le défi de peur qu’une personne incompétente ne le fasse. En seulement six mois, il réalisa une traduction complète, volontairement très littérale pour rester fidèle au texte, enrichie de notes de bas de page faisant référence à l’Ancien et au Nouveau Testament, aux textes hindous et à l’histoire. Cette traduction a offert aux musulmans francophones un accès digne de ce nom au Coran.
Il a également travaillé à la correction des traductions de Sahih al-Bukhari faites par des orientalistes, identifiant les erreurs potentielles qui pouvaient induire en erreur musulmans et non-musulmans. Après plusieurs années de relecture et de correction, il édita sa propre version corrigée.
Constatant le manque de ressources pour comprendre l’islam, notamment pour un converti venu le consulter, il décida d’écrire une encyclopédie complète, intitulée « L’initiation à l’Islam« . Après qu’un groupe d’intellectuels qu’il avait réunis n’eut rien produit en six mois, il réalisa seul cet ouvrage, qui est comme un résumé d’une bibliothèque islamique entière en quelques pages.
Grâce à ces trois œuvres (traduction du Coran, correction de Bukhari, encyclopédie), un musulman francophone avait accès aux fondements de sa religion.
« La souris des bibliothèques »
Surnommé « la souris des bibliothèques », Mohammed Hamidullah était un chercheur méticuleux. Frère Thomas cite l’exemple fascinant de sa reconstitution d’un manuscrit perdu : un dictionnaire de botanique du 2e/3e siècle de l’islam. Ayant remarqué dans des notes de bas de page l’existence de ce dictionnaire, il fit le lien avec les 169 mentions de plantes dans le Coran, y voyant la preuve que le Coran incitait à la recherche du savoir, même dans des domaines comme la botanique. Le manuscrit étant introuvable, il passa une vingtaine d’années à chercher des feuillets dans diverses bibliothèques (dont Médine), compilant les définitions à partir d’autres dictionnaires comme Lisan al-Arab. Il réussit ainsi à reconstituer un manuscrit de plus de 2000 pages.
Une autre découverte majeure fut la Sahifa de Hammam ibn Munabbih. À une époque où les orientalistes (orientés) critiquaient les Hadiths comme ayant été écrits trop tardivement pour être fiables, Mohammed Hamidullah savait, pour avoir trouvé des feuillets en Allemagne, qu’un document de Hadiths existait, dicté par un compagnon du Prophète (Abou Houraïra) à son élève, Hammam ibn Munabbih.
Apprenant d’un savant qu’une partie du manuscrit se trouvait à Damas, il l’obtint, le reconstitua et le réédita. Cette Sahifa, contenant une cinquantaine de Hadiths transmis à l’écrit et à l’oral, se retrouve dans tous les grands recueils de hadiths (Bukhari, Musnad de l’Imam Ahmad, etc.). Sa réédition a prouvé la continuité de la transmission des paroles du Prophète (paix sur lui) dès son époque jusqu’aux collections ultérieures, permettant, selon les mots de Jacques Berque, de faire taire les critiques orientalistes et de redonner au Hadith sa place dans le monde universitaire.
Sa fin de vie
Vers la fin de sa vie, Mohammed Hamidullah écrivit une biographie du Prophète (paix sur lui). Ayant vécu plus de 40 ans en France, pays qui l’avait accueilli alors qu’il était apatride, il souhaitait lui offrir ce qui lui était le plus cher : son travail de recherche sur le Prophète.
Constatant les idées négatives qui circulaient en France sur le Prophète, il écrivit cette biographie pour permettre aux Français de le connaître et de le juger sur des critères réels, non sur de simples préjugés. Il la dédia à la France en remerciement de son accueil.
Le Frère Thomas décrit Mohammed Hamidullah comme une personne détachée de ce monde. Il refusait les prix et récompenses (du Pakistan, de l’Arabie Saoudite), arguant qu’il ne lui resterait rien pour l’au-delà s’il les acceptait. Bien que directeur de recherche au CNRS, il refusait son salaire, étant déjà rémunéré par l’université en Turquie. L’argent qu’il gagnait, par exemple en écrivant des articles pour des encyclopédies, était systématiquement reversé à des associations. Il acheta ainsi un local pour les étudiants alors qu’il vivait lui-même dans une petite chambre de bonne. Son exemple montre que le savoir ne se limite pas à l’université, mais se vit aussi dans la société, en allant vers les autres.
Une vie très remplie
Venu en France dans les années 50 et y restant jusqu’en 1996, il a produit la quasi-totalité des connaissances dont un musulman francophone avait besoin. Il a démontré qu’il était possible d’être actif dans la société, à la mosquée comme à l’université, sans compromis.
Le Frère Thomas explique que s’il est moins connu aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’à l’époque, les tendances étaient à un islam « marxisant » ou « progressiste », tandis que lui restait dans un islam traditionnel. Cependant, ces modes ont disparu, alors que son œuvre est restée. Sa rigueur et sa droiture dans sa vision de la religion lui valurent le respect, même de professeurs non musulmans. Il disait être plus respecté avec sa barbe et son pantalon court que ses camarades acculturés.
En 1996, tombé malade, sa nièce, craignant que les gens ne profitent de sa grande générosité, le fit venir aux États-Unis. Il y décéda en 2002 à Jacksonville, où il fut enterré.
Mohammed Hamidullah acceptait toutes les sollicitations, quelle que soit la provenance. Il avait un message à apporter à tous, illustrant qu’un musulman doit être efficace et constamment dans l’action. Son exemple est une leçon pour les musulmans d’aujourd’hui, les encourageant à relever le défi de la production de savoir et de l’action, à l’image de ce grand savant qui a tant accompli.
Qu’Allah Le Sublime Lui Fasse Miséricorde